IX
La tour Fontaine
π L’îlot est étiré dans le lit du vent. Une langue sèche de sable de trente mètres de long. Presque les dimensions d’un chrone ordinaire. Trois arbres la crèvent en son centre. Steppe m’en a donné les noms mais je n’ai pas écouté. J’ai les muscles courbatus et j’ai froid. Le froid secondaire, celui qui vient après la sortie de l’eau. Le froid qui s’est imprégné dans les fibres. Chaque hordier a déjà choisi sa couche. Léarch trouve que le sable ressemble a du sucre roux et il a raison. Les vagues roulent continûment de part et d’autre de la langue. Ma reconnaissance en amont, avec Arval, ne m’a rien appris d’essentiel. La brume du soir montait. J’ai eu le temps d’apercevoir un chapelet de javeaux. Ils définissent une trace amont correcte mais il faudra sans cesse entrer et sortir de l’eau. C’est la même histoire depuis trois semaines. Depuis le Corroyeur en fait. La moitié de la horde est à la limite de la rupture. Les filles ont des visages vidés de leur couleur. Elles sont hébétées de fatigue. Et nous sommes au mieux à mi-chemin de la flaque, d’après les interpolations de notre géomaître Talweg. Personne ne s’est remis de la mort de Karst. Personne n’en parle.
J’ai sorti mon auvent et je me suis installé, en lestant ma toile de sable. Toujours les mêmes petits groupes, disposés en rayon autour du feu. La force de l’habitude : Golgoth en amont avec Léarch, Firost et Talweg, sans auvent, à la belle. Autant dire à la pluie… Barbak, Sveziest et le fauconnier à deux heures sous les arbres. Près du feu, quand tout le monde sera couché : Callirhoé et Silamphre, Alme, Arval, Steppe et Aoi – souvent ensemble en ce moment. Coriolis avec eux, sauf quand Caracole… À quatre heures, invisible sous un couvert de sable, il y aura Erg. Horst et… Horst et Larco préfèrent s’installer aval, à huit heures. Enfin le quintet des parleurs nocturnes : l’autoursier, Caracole, Oroshi, Sov… et moi.
∫ Fichtre ! Sont pas plus flamme que moi, les autres… (À part Golgoth – lui, quand il fatigue, il braille, il vire agressif.) Tous, on a une gueule de sphinx avarié et les muscles des bras en compote de pommes. Les muages sont parmi nous, à fleur de flaque, ils nous enveloppent de leur nostalgie d’avoir été compacts. Ils sont décidément dissipés (surtout le soir et le matin). Ensuite, dans la journée, ils retrouvent une tenue, reprennent forme, on peut leur parler. Mais là (au crépuscule), ils lâchent leurs plaintes ouatées. Je lève ma cage et je la descends – bien sûr, rien ! (Si : une méduse grise qui m’empoisse l’osier et dont Callirhoé fait des gelées, de la bouillie dégueulasse qui nous colle aux parois de l’estomac.) J’ai cru un moment que Caracole allait nous sortir de la torpeur et nous plaquer un conte. Il s’est levé, il a toussé de l’eau puis il a raconté (en trois minutes) une histoire sur le passeur de Lapsane (le genre d’histoire qui rassure avant d’aller se coucher : un mec transparent, sur des pieds en peau de pluie, qui vagabonde tranquille avec sa lame transparente en eau pure et qui te coupe la tête à ras la surface…).
— Faudra rester frais et vigiles demain, les croquignolets… Je sens des ondes en cerceau qui titillent la cymbale du lac… Tiguiding, tiguiding ! Très dansant…
Puis il est allé se coucher. Pas trop flamme, je vous dis. On s’est tous regardés : la maussaderie générale. Sûr qu’on n’a trop rien compris, mais quand le trouboo sent un truc, depuis le furvent, on a un peu tendance à l’écouter avec les deux esgourdes en pavillon.
‹› La pluie tomba d’abord à petites pattes, en cavalcade douce, puis les chatons furent jetés des nuages par panières entières, par meutes serrées, à pianoter la surface de l’eau. Je n’y parvenais, à dormir, pas. Je me parlais, comme souvent : « Petite Aoi, repose-toi… La journée va être harassante demain… » Mais je sentais l’eau autour de nous bizarre et j’avais le tournis… Alors je me mis à écouter la pluie…
Le choc des gouttes sur les feuilles souples et le matelas du lac, ce bruissement continu, cette criblure fine de grains d’eau tombant sur le monde, je ne connaissais pas de sensation plus profondément douce, que je ne savais accueillir avec une aussi totale présence. Pluie, comme d’une cloche liquide battant seconde après seconde à toute volée, alentour et partout, sur l’eau brouillée, sur le sol et le sable, sur le visage de Steppe et à travers l’herbe folle de ses cheveux, pluie s’infiltrant sous toute matière entremise, pluie dans mes mains ouvertes comme des feuilles, glissant sur la nuque fraîche de Callirhoé, dans les crânes décalottés de rêve, pluie dans les oreilles et dans la bouche, puisque rien ne pouvait plus s’y opposer, pluie puisque les cuvettes d’argile n’étaient plus assez vastes pour l’accueillir tout à fait, même pas les lagons longs, pluie, ni les lacs noyés, pluie, ni la flaque… Pluie…
À l’aube, dans ma somnolence, j’entrevis les taches jaunes aquareller la brume. La pluie continuait, murmurante et chapechutée, tapotant le sable avec sa douceur de loutre perlée, de trompuchon s’ébouriffant hors de flaque, de buisson secoué. J’avais fini par dormir en me blottissant contre Steppe, qui m’avait ouvert son duvet… Et on s’était tenu chaud.
) La pluie vint d’un coup – une volée de grenaille – sous une verticalité rare. Je sortis la tête un instant du duvet et machinalement, je retirai la toile pliée sous ma nuque et je m’en couvris de la tête aux pieds, en me bordant grossièrement. La pluie s’intensifia. Durant le reste de la nuit, elle martela la surface rigide de l’auvent. L’auvent devint une cuvette, la cuvette une bassine puis la bassine se vida par à-coups, sous les rafales et l’accumulation. À l’aube, tout le monde guetta, de son sac, le soleil sans un mot. Puis Callirhoé se leva et – cette fille n’était pas feuleuse, elle était magicienne – le feu s’éleva presque aussitôt, fumeux d’abord, clair et chaud très vite, agglutinant au-dessus, sur un long portique échafaudé par Silamphre, les duvets trempés.
— Attendez un peu, on y va tous ensemble ! Par le Vent Vierge, écoutez-moi ! Cette flaque a ses dangers ! Erg n’est même pas avec vous !
— Restez compacts ! Je finis mon putain de bol !
π Peine perdue. La curiosité est la plus forte. Arval est parti en tête, Golgoth et Firost le suivent de peu. Caracole, Oroshi et Steppe plongent derrière eux. Je vois leur sillage écumer dans les vapeurs de la brume. Le brouillard flotte dans un halo surnaturel. Les peaux, la surface de l’eau, le sable… tout a une teinte jaune citron. Ça se lève doucement. Par moments, le disque du soleil apparaît dans sa netteté. Ce que je ne comprends pas, c’est comment on a pu rater cette tour hier soir lors de la reconnaissance. Elle se dresse à moins de deux cents mètres de l’îlot. Une tour ronde plantée dans l’eau. Dix mètres de haut à peu près. Trois de large. Avec deux plates-formes circulaires : l’une juste au-dessus de la surface de l’eau, comme un rebord pour accoster. L’autre juste en dessous du sommet pour pouvoir s’accouder au bord. Au bord de quoi ? Une sorte de château d’eau ? Un puits ? Un silo pour stocker des céréales ? Erg jure dans mon dos une obscénité. Il pose son bol et décolle aussitôt avec son cerf-volant de traction pour aller se poser vingt secondes plus tard au sommet de la tour. Il a ainsi précédé tout le monde. J’enfile ma combinaison et j’entre dans l’eau. Elle est étonnamment tiède pour un début de matinée. Des courants se sentent. Très vite, les fonds se creusent. J’ouvre les yeux dans l’eau claire. Il y a déjà cinq mètres sous moi, avec un fond rocheux piqueté de galets noirs. Puis ça descend plus profond encore à mesure que j’approche de la tour. Au pied, il est impossible de savoir jusqu’où plongent les fondations. Le mur se perd dans un à-pic. Hors de portée du regard.
— Dépêche-toi, Pietro ! Ils sont déjà en haut. Y a quelque chose de bizarre apparemment !
— Talweg ?
— Oui, quoi ?
— En quelle roche est cette tour ?
— En porphyre vert.
— C’est possible ici ?
— D’un point de vue géologique, non ! Les pierres doivent venir d’ailleurs. Elles ont dû être amenées par navire.
— Tout est en porphyre ?
— Entièrement ! Le double escalier à hélice aussi ! Tu as vu ? Les marches ont été placées en saillie à l’extérieur ! C’est une technique qu’on ne trouve qu’en zone abritée, dans les villages de montagne. Ça prend trop l’érosion ! Mais c’est un travail magnifique, regarde : elles sont emboîtées d’un bloc dans le mur ! Et la taille est parfaite !
Je mets le pied sur la première marche et je monte derrière lui. Les marches sont en effet dignes d’un palais. Elles sortent du mur tous les trente centimètres et s’élèvent en s’enroulant autour du cylindre. Pas de rambarde : juste enfichées dans le mur. À partir de cinq mètres, ça donne un peu le vertige…
— Qu’est-ce que ça dit là-haut ? Golgoth, Firost, Arval ? Ça va ?
— Ouais, montez voir ! On dirait une sorte de puits ! C’est plein d’eau à ras bord ! Et ça tourbillonne !
— Y a une inscription sur la margelle, gravée.
— Ah oui ? Ça dit quoi ?
) J’entendis la voix de Firost répondre du haut de la tour. Selon toute apparence, l’inscription n’était pas facile à déchiffrer car il ânonna d’abord et finit par dire :
— C’est marqué : « Ne… dites… jamais… fontaine… »
Auquel succéda un bruit malsain, comme une toux grasse…
— Tout vas-tu bien ? s’enquit immédiatement Caracole qui atteignait les dernières marches de l’escalier.
— Alme ! Alme ! Appelez Alme !
— Qu’est-ce qu’il y a ?
— Il s’étouffe ! Firost se sent mal !
— Firost !
Je me mis à courir dans l’escalier, manquant de riper sur une marche et de m’écraser dans l’eau huit mètres plus bas. Là-haut, sur la plate-forme circulaire se tenaient déjà Golgoth, Arval, Oroshi, Caracole, Steppe et Pietro. Firost était penché sur le rebord du puits et il vomissait dedans – enfin pas exactement vomissait, du liquide lui coulait de la bouche…
— Qu’est-ce qui se passe, merde ? Qu’est-ce qu’il lui arrive ?
— J’en sais rien, il rend de la flotte !
π Golgoth empoigne Firost. Il lui met deux doigts au fond de la gorge, une solide bourrade… Mais ça n’a strictement aucun effet. Le visage de notre pilier est tordu dans une expression de peur panique à peine soutenable. Il ruisselle par le nez, par les larmes des yeux, par l’ouverture de la bouche, par les oreilles, il se pisse dessus, il chie de l’eau par l’anus. Sa peau est essorée de sueur. Il essaye manifestement de respirer et il hoquette, il pompe un air introuvable. Ses râles se noient dans le creux de sa gorge.
) Sur la plate-forme, il y eut un flottement incroyable, une complète incapacité de réagir. Alme n’arrivait pas, Caracole restait muet, Oroshi regardait alternativement le puits qui tourbillonnait, l’inscription gravée et Firost. Aussi stupéfaite, elle restait, que moi.
— Arval, que s’est-il passé ? Qu’est-ce qu’il a fait ?
— Ben rien ! L’a juste lu l’inscription ! Et puis après…
— Quelle inscription ?
— Là, sur rebord !
Caracole s’approcha, il parut avoir un mauvais pressentiment, puis il glissa :
— Il s’agit peut-être d’un glyphe. D’un glyphe oral… Une phrase qui agit par le son… Avec des mots qui déclenchent le…
— De quels mots tu parles, par Vent Bleu ?
— Ceux qui sont inscrits là… Sur la margelle…
— Tu veux dire « fontaine » ? balbutia Arval.
En d’autres circonstances, si je ne m’étais pas trouvé en haut d’une tour de porphyre, plus qu’improbable ici, flanquée au beau milieu de la flaque de Lapsane, avec notre pilier-chasseur qui se vidait comme un tonneau percé, notre soigneuse qui nageait à l’aplomb, en brasse coulée, sans rien entendre de notre panique, et le reste de la horde pétrifié autour d’un puits dont l’eau tourbillonnait de façon malsaine, j’aurais pu sourire de la bourde d’Arval. Au moment où notre petit éclaireur prononça « fontaine », je compris. Mais c’était une fraction de temps trop tard. Arval s’affala d’un bloc sur le roc de la plate-forme et sa tête bascula dans le vide. Je le rattrapai juste à temps. Un long jet d’eau se mit à couler par sa gueule ouverte et vint crépiter en cascade sur la flaque – tout en bas. Lorsqu’on le releva, il avait la même expression, de survie pure, que Firost. Son visage dégorgeait d’une eau parfaitement claire, exempte de toute glaire ou de toute morve. De l’eau pure ! Sauf qu’elle sortait de nulle part ! Enfin si : elle sortait de lui. Firost se tenait à genou sur le rebord de porphyre, face au vide, soutenu aux épaules par Steppe et Golgoth, et il s’efforçait, une goulée d’air après l’autre, de respirer dans la résurgence qui lui obstruait la gorge et il gémissait, il hurlait comme du fond d’un tuyau, par ses seuls poumons, sans pouvoir rien articuler d’audible… Un homme-fontaine.
Une minute plus tard, Alme arriva. Elle scruta tour à tour Arval et Firost, mesura les tours de poitrine, de cuisse et de bras – n’importe quoi ! – puis elle ouvrit enfin la bouche :
— À ce rythme, ils sont morts dans une dizaine de minutes.
— …
— Firost a déjà perdu quatre litres d’eau, si je m’en tiens au tour de taille.
Arval a encore moins de réserves. Il sera déshydraté dans cinq minutes.
— Alme, qu’est-ce qui se passe ?
— Ils sont en train de se vider de leur eau. Dessiccation accélérée. Ça sort de partout, des cellules, des muscles, de la chair, de la peau, de l’estomac. Ils se purgent à grande vitesse.
— Qu’est-ce qu’ils ont ? Un ver d’eau ?
Alme ne répondit rien. Elle déshabilla entièrement Firost puis Arval.
De l’eau dégoulinait de leur anus, pissait de leur sexe… Elle prit quatre bandages et, sans attendre, elle les leur fourra dans le cul, le plus profond qu’elle put. Puis elle en noua un à la base des sexes pour stopper l’aquarragie. Enfin, elle plaça un tuyau coudé dans la bouche de chacun pour initier, j’imagine, un circuit fermé :
— Avalez, avalez autant que vous pouvez sans vous étouffer ! D’un hochement de tête, Arval et Firost indiquèrent qu’ils avaient compris. Arval était plus émacié que jamais. Firost avait rétréci aux hanches.
La peau de ses bras se parcheminait. Des spasmes les cassaient en deux, des quintes horribles qui arrachaient le tuyau – la bouche se remplissait, une vasque, ça se déversait sur le menton et le torse – rot, quintes – rot, on remettait le tuyau, ils mordaient dedans, mais ça ne suffisait plus, ils s’asphyxiaient, ils se noyaient debout… Et cette voix, cette voix monstrueuse, de tube, engloutie, qui ne perçait plus l’épaisseur de l’eau lourde… Ils tendaient les mains vers nous et on ne savait que les secouer, les secouer encore, stupidement, totalement largués et abrutis de stupeur… Surmontant leur désarroi, seuls Caracole et Oroshi s’approchèrent finalement d’Alme et ils lui chuchotèrent quelque chose. Pas suffisamment bas toute fois pour que je ne puisse les entendre :
— C’est un chrone, c’est ça ?
— Oui, un michrone, un aqual enkysté.
— D’où il sort ? On n’a rien vu arriver.
— Il sort du puits, il y était enroulé. Il se génère à partir de l’articulation de certains mots. Le mot sert d’amorce pour le vortex et le chrone se fixe dans la trachée. Il se sert de l’accélération de la colonne d’air et de la production de souffle qui suit certaines syllabes.
— Par exemple une chuintante, un f ?
— Par exemple…
— Qu’est-ce qu’il faut faire ?
— Il va falloir extirper le vortex de la trachée. Là où il est, il aspire comme un siphon toute l’eau des cellules et il l’expulse par tous les orifices du corps.
Il agit un peu à la manière d’une trombe marine.
— Tu vas plonger dans la gorge, tu as besoin d’un tube, d’une tige ? intervins-je, nerveux mais contenu.
— Ça ne servirait à rien, Sov. Le vortex n’est qu’une boucle d’air, extrêmement véloce. On ne l’enlève pas. On la ralentit ou on la disperse. Le dialogue fut coupé par Golgoth qui explosa :
— Capys, tu fous quoi ? Tu bavasses ? Mon pilier est en train de bloquer les pales ! Tu percutes dans ton bousier ? Firost pisse la mort ! T’attends quoi putasse ? Qu’il se noie dans sa morve ?
¬ Alme Capys, fille de Lacmila Capys et d’une lignée plutôt respectée de soigneuses, se retourna alors et, sans réaliser elle-même ce qu’elle faisait, elle claqua une mornifle massive dans la face de Golgoth. À la première seconde, la tête du Goth sonna comme un bloc de marbre qui prend un coup de maillet. À la deuxième seconde, il lâcha Firost. À la troisième, il arma sa nuque et il fracassa le front d’Alme d’un coup de boule. Alme vacilla de la plate-forme sous la violence de l’impact et elle perdit l’équilibre… Foi de Talweg, je ne remercierai jamais assez les dieux de la Pierre, où qu’ils se terrent dans ce tas de brume et de roseaux moisis… Mais Alme chuta comme colonne à la verticale et elle alla fendre l’eau sans percuter la plate-forme du bas. Lorsque sa figure réapparut en bougeant au milieu de l’écume, il y eut une sorte de ouf terrible… Même chez le Goth, quoiqu’on dise… Mais dans sa bouche, ça donna :
— Ces femelles, putain ! Ça bouge ni débouge et ça se flonne !
) « Tu exagères, Golgoth » furent les uniques mots de reproche qui lui furent adressés. Ils étaient pourtant dans toutes les cages thoraciques, prêts à être expectorés, mais seul Pietro se sentit le droit de leur ouvrir la porte. Golgoth le toisa alors dans les yeux et ne répondit rien. Rien de sonore en tout cas. Déjà Alme était remontée, sonnée, par l’escalier en hélice. À Golgoth, elle ne jeta aucun regard, se concentrant sur Arval et Firost auxquels on soufflait, de force, alternativement, par deux tuyaux, de l’air et de l’eau.
— Oroshi et Caracole, vous pouvez venir avec moi ? Sov aussi. Nous nous isolâmes à l’écart, sur les premières marches de l’escalier opposé.
— Je vous expose le problème. Aussi simplement que possible : ils ont un vortex qui tourne dans la trachée. C’est une forme de chrone, un michrone de type aqual, qui se nourrit d’eau. Oroshi doit comprendre. Il n’est pas délogeable par des moyens physiques. Sa vitesse de rotation est spirituelle. Elle dépend d’un mot-flux qui assure sa dynamique, souvent à partir d’un proverbe ou d’une comptine. C’est comme une sorte de ritournelle qui favorise son bouclage, son retour incessant. Quelqu’un a-t-il entendu le mot déclencheur ?
Caracole se leva alors et tira Alme vers la margelle du puits. Il indiqua du doigt le mot « fontaine ». Avec Oroshi, avec tous en fait, Alme resta de longue secondes devant l’espèce de sortilège qui était inscrit sur le pourtour de roche du puits :
« Ne dites jamais : “fontaine, je ne boirai pas de ton eau.” »
Au centre, des mètres cubes d’eau limpide, à perte de profondeur, tourbillonnaient lentement, comme aspirés par un siphon. Mais le niveau sous la margelle ne baissait pas d’un pouce…
— Ça veut dire quoi au juste ?
— Ce dicton ?
— Oui.
— Ça veut dire qu’on ne sait pas de quoi l’avenir sera fait, qu’il ne faut jurer de rien.
— Ça veut dire qu’on ne sait jamais si nos désirs ne passeront pas un jour par ce qu’on se refuse aujourd’hui pour les assouvir.
— Peut-être qu’il faut boire l’eau de ce puits ?
— C’est ce qu’ils font depuis tout à l’heure ! Ça n’a aucun effet !
— Il faut freiner le vortex, l’immobiliser. Il n’existe et ne survit que par son mouvement. Si on parvient à le figer, ne serait-ce qu’une seconde, il se dissipera.
— Il faut qu’ils articulent le mot ! Et presto !
— Qui ? Quel mot ? Qu’est-ce que tu racontes, Caracole ?
— Monseigneur l’aqual s’est annoncé séant à partir d’un mot. Il vit par la grâce de l’articulation de ce mot dans la trachée. Maman a raison ! Si monsieur de Toroge, ci-devant pilier et messire la Lueur, ci-après éclaireur, parviennent à articuler un autre mot, un mot qui contredise le premier, qui spirale sur un principe inverse… Eh bien ffffuiitt ! Le vortex sera… dissipacifié !
— Donc il faudrait trouver ce mot et le leur faire prononcer… C’est ça que tu dis ? Juste un mot ? Un simple mot ?
— Yak !
Il y eut un silence. Quelque chose comme le sentiment d’avoir avancé contrebalançait l’impuissance qui nous lestait, il tamisait un temps la panique. Toute la horde était autour du puits maintenant, à épauler Firost et Arval, à leur parler, à leur faire boire ce qu’ils pouvaient boire. Léarch avait sorti son soufflet de forgeron et il projetait de l’air dans leur gorge, d’autres compressaient les gourdes pour faire refluer l’eau qui se déversait continûment. Mais Arval se vidait toujours – par les pores de la peau, par ses yeux saturés de larmes, par son nez qui saignait d’un sang incolore : son eau, sa propre eau vitale. Il se desséchait dangereusement. Il avait des spasmes de moins en moins forts, mais ses joues touchaient presque ses dents et il ressemblait chaque minute un peu plus à une momie qu’on aurait enveloppée d’un bandage de peau. Qu’est-ce qui pouvait répondre à « fontaine » ? Qu’est-ce qui pouvait le contre-articuler ? Quel sens et quelle syllabe ?
— Logiquement, la solution est dans le proverbe lui-même, osa finalement Oroshi. La font… produit de l’eau, l’eau dont il ne faut justement pas dire qu’on n’en boira jamais. Mais si l’on décide de boire cette eau, tout de suite, si on l’accepte sans délai, alors le proverbe perd sa puissance potentielle, sa menace s’effondre…
— Et alors ?
— Alors rien, je ne sais pas.
Trouver une solution à un problème intellectuel dans l’urgence est à la portée de n’importe qui. L’induction supplante toute déduction, l’analogie fuse de piste en piste, traverse les voies, saute, revient, étincelle – en deçà de toute logique. L’intuition court-circuite la hiérarchie toujours possible d’un raisonnement arborescent. Elle procède par rhizomes, de point en point, sans hiérarchie ni préséance. On trouve alors, ou on ne trouve pas. Je ne sais pas ce qui m’aida vraiment : la remarque d’Oroshi ? Le fait qu’en me penchant dans le puits, j’avais été frappé par la netteté de la spirale au milieu du cercle impeccable de la margelle de porphyre ? Ou encore cette habitude mentale de scribe, de notateur de vent, de visualiser un O dès que j’entendais le mot « vortex », alors même que j’avais toujours été chiffonné par ce choix d’une lettre circulaire pour noter une spirale, par le conflit presque évident qu’il y avait entre cette notation et la réalité d’un point qui s’enroule en se décalant, d’une combinaison si étrange d’une rotation et d’une translation qui définissait le tourbillon du vortex ? Et puis l’homophonie entre eau et O ? Sans doute.
— Je crois que c’est évident. Le mot, c’est « eau ».
— Oui « O », opina Caracole qui avait les yeux rivés au fond du puits. La lettre O ! La seule lettre qu’on puisse opposer à la spirale. Le seul son stable et rond que puisse produire une gorge. Bien joué, jeune glyphier !
— Putain, Caracole, ce n’est pas un jeu ! Pourquoi tu n’as rien dit si tu savais ?
— C’est un jeu !
— Tu avais trouvé, hic ou hac ? Avant Sov ? Tu savais ? Réponds !
— Non pas, farouche Oroshi. Je cherchais encore le ton…
— Vous êtes sûrs de vous ? coupa Alme.
Mais déjà notre soigneuse avait cessé de nous écouter. J’étais furieux contre Carac, mais moins qu’Oroshi qui le dévisageait avec une rage d’inquisitrice. Alme s’approcha d’Arval et elle lui prit la tête entre ses mains pour qu’il l’écoute avec l’attention qu’il lui restait. « La Lueur, lui chuchota-t-elle, tu dois prononcer dans ta bouche le mot “eau”. » Articule-le le plus fort, le plus profondément possible dans ta gorge : « O ! » Il y eut un son rauque, un rot. Et l’hémorragie s’arrêta !
Nous ne nageâmes pas cette matinée-là. Nous restâmes les uns près des autres, à vingt-deux, au sommet de la tour de porphyre. Celle qui restera plus tard dans mon carnet de contre comme la tour Fontaine. Nous bûmes beaucoup, une orgie, beaucoup d’eau à même le puits. Surtout Arval et Firost qui regonflèrent assez vite et se réhydratèrent. Elle était d’une fraîcheur délicieuse et presque fruitée. Nous nous amusâmes beaucoup à prononcer « fontaine » puis juste derrière « eau », en arrosant les autres, à discuter du sens du proverbe, à dire n’importe quoi, par exemple qu’il fallait prononcer « de ton haut », ou que le véritable sens du proverbe était « je ne boirai pas de tonneau ».
π Du sommet de la tour, sous un soleil désormais franc, la flaque s’étendait à perte d’horizon. Quelle que fut la direction choisie. La ligne de houle cassait aux crêtes. Des panaches d’écume tâchaient, ça et là, la nappe bleue. Signe que l’eau virait saumâtre plus haut. Orthogonale au vent, une levée de terre noircissait la toile en aval. Plus proche de nous s’avivait au soleil une roseraie blonde, couchée par les salves. Un barrage alluvial flottait. Je m’approchai de Sov qui méditait et je lui mis la main sur l’épaule :
— Tu as remarqué Sov ? Pas la moindre île…
— Oui… Je crois bien que les calculs de Talweg sont justes.
— Nous arrivons dans la zone centrale de la flaque, il n’y a plus de doute…
— Il faut dire à Silamphre qu’il prépare la plate-forme de surnage.
— C’est fait. Il est parti avec Steppe chercher des bambous suffisamment costauds pour la construire.
— Combien de jours de nage pour traverser la zone centrale, a dit le contre-amiral ?
— Il a dit deux semaines dans des conditions idéales : pas de tempêtes, pas de chrones, pas de méduses, pas de siphons, des réserves de bois et de nourriture au maximum, toute la horde en bonne santé…
— Je vois… Alors trois semaines au minimum…
— Quatre… Steppe va se charger aussi des réserves de bois. C’est le seul qui ait une forme suffisante pour ça, et puis c’est son boulot. Callirhoé a suffisamment d’huile et d’amadou pour les feux. Pour la nourriture, Aoi est épuisée. J’ai envoyé Arval cueillir des salicornes. Quand Firost sera reposé, il ira avec Golgoth, Erg et Léarch chasser du gibier d’eau…
— J’ai aperçu un héron pourpré, deux barges et des foulques, il y a de quoi faire…
— Darbon va se concentrer sur les hérons avec ses faucons crécerelles. L’autoursier a repéré une terrée en aval avec une saulaie et des frênes. Son autour devrait ramener quelques campagnols, peut-être un ragondin.
— Calli et Aoi dépiéceront tout ça et elles fumeront la viande. Pour la pêche, on pourra aviser au fur et à mesure.
— J’en peux plus de la bouillie de méduse et des algues !
— De toute façon, Sov, nous allons prendre deux jours de repos avant d’attaquer la zone centrale. On en profitera pour manger de la viande braisée !
— Golgoth est d’accord pour relâcher ?
— C’est lui qui a proposé. Il dit qu’on n’a encore rien vu. Que le plus dur commence. Qu’on ne sait pas comment va réagir Horst. Il dérive…
— Je ne sais pas si nous avons déjà connu pire que ce mois qu’on vient de passer dans la flaque. J’ai l’impression de m’enfoncer en permanence, que tout fond autour de moi. Je n’arrive pas à me reposer, à mettre mon cul sur quelque chose de solide et de sec. Je suis enflé comme une éponge, j’ai la peau crevassée aux doigts. Ma chair est moisie de la tête au pied, je bouffe, je bois, je couche dans le moisi ! Je dors trois heures par nuit, je suis gelé quand je sors de l’eau, je suis gelé quand j’y entre… Je bois des infusions de saule à toutes les haltes pour faire chuter la fièvre… Brooou…
Que du bonheur !
— Et tu fais partie de ceux qui vont bien… Regarde Aoi ou Larco, regarde Sveziest… Coriolis résiste un peu mieux mais on dirait que sa peau se délave de jour en jour…
— Elle est livide. Caracole ne la soutient pas assez, je lui ai dit !
— Caracole n’est pas dans son assiette depuis qu’on nage ! Il n’aime pas l’eau. Il bâcle ses contes en un quart d’heure le soir. Il perd son humour et sa légèreté. Il devient aussi terne que nous…
— Sauf dans l’urgence : là, il se surpasse un peu trop !
x J’avais eu une sévère discussion avec Caracole. Je ne l’avais pas lâché jusqu’à ce qu’il avoue, jusqu’à ce qu’il m’explique. Et il m’avait expliqué. J’étais revenu sur le Corroyeur, sur les techniques de Te Jerkka, sur ce qu’il savait exactement du néphèsh, cet art du souffle dont le glyphe inscrit sur la margelle n’était qu’un résidu ancien, presque brut. J’avais ensuite été voir Sov et je lui avais relaté la totalité de mes déductions, en lui demandant de les inscrire, à sa façon, sur le carnet de contre. Afin que nous ne les oubliions plus, et que ces avancées intellectuelles puissent servir aux hordes futures, si l’on échouait nous-mêmes.
)) CARNET DE CONTRE ))
« À part Oroshi et moi, personne ne se demanda vraiment d’où était sortie la tour. Encore moins pourquoi elle disparaîtrait derrière nous. Ce qu’elle fit, en silence. Personne ne sut qu’une autre horde dans l’histoire l’avait déjà rencontrée… et qu’elle y avait perdu six hommes. Parfois, la connaissance qu’apportent les carnets de contre m’écrase et m’isole, elle m’ouvre des réflexions délicates à transmettre et impossibles à dénouer. Lorsque j’ai pu les partager, ce fut toujours avec notre aéromaître Oroshi, parfois avec le troubadour Caracole, parfois avec le vent seul.
La tour Fontaine a bien existé, sur ce site même, à l’endroit exact où nous l’avons trouvée : elle figurait même sous l’intitulé “château d’eau” d’une carte qui date de la… 15e Horde. Balayée par plusieurs furvents j’imagine, ses fondations émergeaient à peine de la surface quand la 19e Horde la retrouva et l’indiqua à son tour aux hordes futures sous le nom “Tour ruinée”. Depuis cette époque, aucun carnet de contre ne l’a plus mentionnée, et pour cause : elle a été détruite. Sa réapparition hier matin provient du passage d’un chrone très spécial sur les fondations noyées, qu’Oroshi classe dans la catégorie “fragtemps”. D’après elle, ce chrone possède la capacité de faire surgir n’importe quel segment du passé ou du futur localement : si une tour a existé là, sur ce site, elle peut réapparaître – neuve, endommagée, inexistante, reconstruite, selon l’époque réactivée. Il est par exemple probable que l’eau dans laquelle nous avons nagé datait de trois siècles, comme les pierres ou la margelle. Quoique tout aussi possible cette hypothèse de Caracole que l’oiseau très effilé que j’ai aperçu et la brume même venaient d’une boucle de l’avenir…
À mes yeux, le plus fascinant ne s’arrête pas là, il commence au glyphe. La force du glyphe oui, gravé sur le puits, l’énergie compulsive de la ritournelle, Caracole n’a avoué que sous la torture d’Oroshi, après une bordée d’esquives, ce qu’elle doit au rythme intestin du vent articulé, ce qu’elle doit au trajet de l’air dans la glotte, à sa percussion rotative dans la cavité de la bouche, à l’expulsion qu’en modulent les lèvres. Que la parole même puisse libérer un chrone, fut-il minuscule, fut-il un michrone, je l’ai compris pour ma part aujourd’hui, grâce à eux. Et j’en ai eu ce frisson de découverte interdite, et de vertige.
Hordes qui suivrez, lisez attentivement ces lignes. Peut-être vous apporteront-elles quelques clefs pour ouvrir des portes que nous situons encore mal ; peut-être vous feront-elles sourire par leur naïveté ou leur imprécision, si votre science est plus avancée que la nôtre. Quoi qu’il en soit, les voici :
Ce que les anciens scribes ont appelé improprement “magie”, “formule magique”, “sortilège”, je sais aujourd’hui qu’on le doit à ça : à cette capacité – jamais suffisamment sentie dans son extension pourtant incroyable – d’articuler par nous-mêmes du vent vif. De le générer à partir de nos propres poumons, ce vent, pour ensuite le séquencer et l’accélérer à coups de glotte, jusqu’à atteindre cette vitesse intérieure de souffle qui, sous la forme si particulière des mots et des sons qui peuvent fuser de nos gorges, s’expulsent alors en vortexte. Vortexte ? J’entends par ce terme une spirale automotrice et autoconsistante de mots-souffles qui acquièrent, hors de nous, force de métamorphose – laquelle force peut donc, exactement comme n’importe quel chrone, transformer localement ce qu’elle traverse. C’est ce qu’a fait le maître foudre Te Jerkka, ni plus ni moins, face au Corroyeur. Ce que j’avais pris pour des cris, des effets de voix ou des incantations, n’étaient que la traîne, le sillage expressif de la vitesse. C’était comme confondre la stridence d’une serpe hypervéloce avec sa perforation : le son avec l’acte. Te Jerkka n’a pas pour arme sa voix, mais le néphèsh, c’est-à-dire son souffle de vie – un souffle éminemment affilé et tranchant, qu’il tire pour Oroshi d’un brin de son vif. Un souffle qu’il est impossible, pour un apprenti même doué, de travailler à ces vitesses et avec cette efficacité vibratoire. Et pourtant… Comme me l’a rappelé notre aéromaître Oroshi, Te Jerkka lui-même sourit de ses réussites : son art est encore balbutiant et brouillon, puissant certes, suffisant pour contrer n’importe quel combattant humain, utile face à la plupart des chrones, mais il n’exploite qu’une portion restreinte du potentiel du vif – et il l’exploite mal, pour abattre et non pour ériger, pour briser et non pour unir ou faire pousser. »
) De ce jour aussi, mon travail de scribe se modifia. Il tendit vers l’oralité, vers Caracole et son génie du conte, vers le mystère de ses intuitions aussi, qui s’épaississait. Et surtout, il tendit vers une nouvelle puissance que je n’allais trouver que très lentement, à tâtons à peine dicibles, dans un brouillard de lourdeurs si peu déchiré d’éclairs que le carnet ne méritera guère d’en recueillir les lueurs. Ou le trajet.